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  • Photo du rédacteurHéloïse P.

De la gentrification de La Joliette

La Joliette, symbole du "nouveau Marseille"?


En l'espace de 20 ans, les rénovations du quartier de La Joliette ont profondément changé sa nature. À tel point que ses habitants de longue date peinent à reconnaître leur arrondissement.



18, rue de Mazenod, un slogan attire le regard : "Embarquez pour le nouvel art de vivre marseillais". Il est accroché sous le vieux bâtiment de La Compagnie générale Transatlantique. Cet ancien atelier datant du XIXème siècle tremble au rythme des mouvements de grue. En cours : un projet immobilier appelé La Transat, porté par Pitch promotion et l’agence d’architecture MAP. Le but de cette réhabilitation est assumée : attirer des investisseurs. Ils l'écrivent noir sur blanc : "Prêt à taux zéro", "loi Pinel", "TVA 5,5%"... Comme un appel à la gentrification.


Rénover, restaurer, réhabiliter... Telle est l'ambiance depuis une quinzaine d'années au quartier de la Joliette. On veut faire du neuf avec du vieux, et surtout empêcher sa détérioration, afin qu'il conserve sa nature attractive. Alors, pour sauver les prix de l'immobilier, le 2ème arrondissement a vécu la plus grande révolution urbaine de Marseille. Et sa vitrine, c'est le projet Euroméditerranée, lancé en 1995 par le maire de l'époque, Robert Vigouroux. Cette opération de réaménagement colossal a coûté 7 milliards d'euros à la collectivité. Sur un espace de 480 hectares, les habitants ont vu des tours pousser comme des champignons : CMA-CGM de 33 étages, qui domine la mer, ou la tour marseillaise de 136 mètres de hauteur. Mais le pari est gagné : Euromed est devenu le quatrième quartier d'affaires français après La Défense, la Part-Dieu et Euralille.


"C'est beau, mais c'est pas pour nous"


Une aubaine pour Farid, 45 ans, agent chez Foncia Immobilier. Il a habité la Joliette pendant 20 ans, et a choisi d'y investir ses capitaux. "En 1998, le mètre carré coûtait 300€. Aujourd'hui, il est passé à 2800€". Arrivé au bon endroit au bon moment, cet homme d'affaires voit les constructions d'un bon œil, car elles font augmenter la valeur de ses biens. "Avant, Marseille était réputée mal famée. La stratégie de Gaudin a payé : ici, c'est comme à La Défense. On est en sécurité, et le quartier est beaucoup plus paisible qu'il y a vingt ans". Un euphémisme quand on voit la place de la Joliette désespérément vide en pleine après-midi. Silencieuse. Les seuls badauds que l'on croise sont les consommateurs passant d'un gros centre commercial à un autre, les bras chargés de sacs en papiers krafts, eux-mêmes blindés d'articles de marques.




En suivant leur trajet, on est accueilli par une banderole : "On est ravis de vous revoir !" Khalil, le vigile, ricane : "Soit-disant !". Nous voici aux Docks. 15 000 m² de surface commerciale élégamment décorés par des architectes renommés. Dans la place des palmiers, des libellules et des geckos métallisés semblent grimper vers les bureaux. Symbole de "réussite et de renouveau", selon le site officiel des Docks. Il se targue d'avoir créé un espace liant les salariés occupant le bâtiment. À l'instar de la Cité Radieuse pensée par Le Corbusier, le but est "d'offrir tous les services dont ils pourraient avoir besoin", à proximité. Pourtant, Khalil ne se sent pas inclu dans ce projet. "C'est beau, mais c'est pas pour nous". Ce Tunisien d'origine habite le quartier de la Joliette depuis 1992. Tributaire de la métropole pour se loger en HLM (comme 5% des habitants de la Joliette), il s'est vu attribué un appartement dans le 14ème arrondissement, et l'a refusé tout net. Il préfère rester dans ce quartier, même si cela signifie devoir faire son shopping ailleurs. Impossible de le faire ici. Derrière lui, les magasins hors de prix s'accumulent : chez ID Deco, une table Lyvia en céramique soldée à -50% est vendue 1900€. Un peu plus loin, un galleriste expose des peintures : 7500€ pour un tableau.


Un quartier "sans âme"


Situé entre le front de mer, le Vieux Port et le Panier, La Joliette attire de nombreux touristes l'été. Mais l'hiver ? "Il n'y a rien à faire, on s'emmerde !" bougonne Jacques, 76 ans. Attablé à la terrasse du café de la république, cet ancien matelot de la marine marchande a vu son quartier dans tous les états. "Avant, il y avait de la vie ! Des bars dans toute la rue de la république... se souvient-il en observant le ciel gris. Et puis, l'arrivée du tram a permis aux gens de traverser Marseille sans s'arrêter dans les petits commerces. Alors, un à un, ils ont fermé." En effet, en descendant la rue de la République, de nombreux locaux sont vacants. La Joliette compte 10 150 habitants, mais il est difficile de les trouver. Le quartier manque cruellement de terrasses, et cela se ressent dans son ambiance de vie : ses habitants semblent être ailleurs. Comment les blâmer : avec un revenu moyen d'environ 18 300€ par an, le décalage est évident.


"Le jour et la nuit, ici ça n'a rien à voir !" raconte l'ancien matelot. En journée, restaurants guindés et salons de thé invitent les salariés des entreprises qui y ont installé leur siège à s'offrir un moment de pause. À l'heure du déjeuner, les flux de piétons grouillent. En revanche, à la tombée de la nuit, La Joliette s'endort. Et les noctambules passent leur chemin. Le Rooftop est la seule boîte de nuit du quartier, et n'est pas prête de rouvrir ses portes. En clair, La Joliette manque de vie, et donc d'âme. "C'est quoi, l'âme d'un quartier ?" demande l'agent immobilier aux autres occupants du café. Des bribes de réponses volent dans tous les sens : "ses gens", "ses commerces", "son histoire". Farid ne semble pas convaincu. Il considère tout simplement que "l'âme d'un quartier, ça n'existe pas". Une vision plus facile à adopter lorsqu'on est du côté des investisseurs ? Le son de cloche est bien différent chez ceux qui ont vu La Joliette dans les années 50, une époque où la valeur de l'immobilier était certes bas, mais les endroits où l'on pouvait rencontrer les habitants étaient légions, et authentiques. Aujourd'hui, le décor s'américanise, et fait presque oublier qu'on est à Marseille.


[inspiré du mini-docu de Keny Arkana fait en 2013, à l'occasion de l'avènement de Marseille comme capitale de la culture européenne]

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